Évènements

Cycle de conférences sur l’actualité du droit international – Restitution du premier webinaire

« La Cour interaméricaine des droits de l’homme entre pessimisme et obstination »

Lucas Carlos Lima

En 1994, le professeur Luigi Condorelli adressait aux lecteurs de l’European Journal of International Law une lettre restée célèbre : celle d’un professeur désemparé. Ce qui provoquait la consternation du grand juriste italien n’était autre que l’attaque américaine contre l’Irak en 1993. Au fond, son désarroi s’expliquait par le contraste évident entre les règles du droit international communément acceptées par les États et les justifications avancées par l’un d’entre eux pour recourir à la force. Un tel comportement n’était guère attendu à un moment où les promesses du dégel de la guerre froide nourrissaient un optimisme rationnel à l’égard de l’ordre international.

En 2025, les professeurs de droit international ont peut-être encore davantage de raisons de se sentir désemparés — voire désespérés. Les violations du droit international semblent émouvoir de moins en moins ses gardiens naturels, les juristes. Dans certains cas, il n’existe même plus, de la part de quelques États, l’effort minimal d’invoquer le langage du droit pour justifier certaines actions. En ce moment de réflexion, différentes voix s’inquiètent de retrouver un sens, ne fût-ce qu’esquissé, à l’ordre juridique. L’objectif du présent essai est précisément de prendre à bras-le-corps ce sentiment partagé de désespérance et de défendre — peut-être avec une certaine candeur — l’idée que ce que nous continuons d’enseigner à nos étudiants (à Belo Horizonte, Toronto, Bangkok ou Montpellier) garde une valeur. Une valeur de résistance, sans doute, face au désarroi.

J’écris ces lignes depuis mon bureau dans une université publique brésilienne — ce qui, en soi, pourrait déjà être une source suffisante d’angoisse. Une université située en Amérique latine, une région marquée par des histoires de colonisation, d’impérialisme, de faim et de pauvreté, mais aussi de révolutions, de transitions démocratiques et de cette confiance opiniâtre que le prochain gouvernement puisse et doive être meilleur. Notre partage de traditions démocratiques et d’espérances en un développement économique soutenu par une confiance résolue sont autant de points communs qui se trouvent quotidiennement mis à l’épreuve. Dépourvus de la puissance militaire des grandes puissances, nous avons fait du droit international – ou du moins d’une certaine idée du droit international – une arme de défense de nos politiques extérieures juridiques, dont la démocratie et le développement sont les pierres angulaires.

Si démocratie et droits de l’homme cheminent de concert, sans doute le meilleur lieu pour tenter de comprendre comment ces deux éléments se rencontrent dans un cadre régional est-il la Cour interaméricaine des droits de l’homme.

* * *

Voici une traduction em estilo acadêmico-técnico, com pequenos ajustes de clareza e padronização:

Depuis sa création, la Cour interaméricaine des droits de l’homme (« la Cour » ou « CtIDH ») a été appelée à résoudre des conflits qui dépassent les dimensions individuelles d’une affaire concrète. Si l’on considère sa jurisprudence, allant des graves atrocités aux questions relatives aux lois d’amnistie et au droit à la vérité, la Cour a développé des techniques interprétatives de pointe pour offrir une protection accrue et des réponses aux problèmes nationaux et même régionaux en matière de droits de l’homme. À ce titre, elle s’inscrit d’ores et déjà, dans l’histoire de la région, comme une source d’arguments juridiques pour des questions structurelles qui dépassent les frontières des États souverains.

Ces derniers temps, la Cour a été confrontée à des problèmes posés par des crises globales : reculs démocratiques, question climatique, rétrécissement de la protection des droits de l’homme. À titre d’illustration, certains de ces enjeux ont été abordés, directement ou indirectement, dans ses avis consultatifs. On y décèle une tendance inévitable de la Cour à se prononcer sur des questions interconnectées à l’échelle mondiale et dont les effets se font sentir partout sur la planète, sans distinction entre États développés et en développement.

Le droit international de l’environnement, par exemple, a fait l’objet de l’Avis consultatif n° 23 de 2017 (OC-23/17), la même année où la Cour a abordé des questions d’identité de genre, d’égalité et de non-discrimination à l’égard des couples de même sexe dans l’Avis consultatif n° 24 (OC-24/17). En 2020 et 2021, deux avis consultatifs relatifs à la démocratie — et même au backlash contre le Système interaméricain — ont été rendus publics, notamment sur la réélection présidentielle indéfinie (OC-28/21). En 2021, la Cour de San José a également rendu un long avis sur le travail et d’autres droits connexes, réaffirmant — non sans contestation de la part des États — sa position de chef de file dans la protection des droits économiques, sociaux et culturels (OC-27/21). En 2025, la Cour a publié son très attendu avis consultatif sur l’Urgence climatique et les droits de l’homme (OC-32/25), dans lequel elle s’est longuement penchée sur la plus grande crise qui menace l’humanité. En décembre 2024, la République du Guatemala a saisi la Cour interaméricaine des droits de l’homme d’une demande d’avis consultatif sur le statut juridique de la démocratie dans le système régional, afin de la reconnaître non seulement comme valeur ou principe structurant — ce que la jurisprudence interaméricaine admet déjà largement —, mais comme un droit de l’homme autonome, protégé et exigible au titre de la Convention américaine relative aux droits de l’homme.

Il serait difficile de nier que la protection de l’environnement et du climat, les crises démocratiques, les inégalités sociales et les discriminations de genre constituent des crises globales appelant l’attention des systèmes de protection des droits de l’homme. Des intérêts généraux sont en jeu dans l’avancement de ces dossiers, et nombre de sujets sensibles requérant des réponses juridiques ont récemment été portés devant la Cour interaméricaine. Tous n’ont pas pris la forme de contentieux ; toutefois, les avis consultatifs émis par la CtIDH ont ouvert la voie à de futurs litiges sur ces questions.

Ce que l’on observe, toutefois, c’est que les avis consultatifs eux-mêmes offrent à la Cour l’occasion d’ériger des standards de conduite étatique en réponse à ces temps de crise.

À la différence de la Cour internationale de Justice ou de la Cour européenne des droits de l’homme, dans le système interaméricain, « les États membres de l’Organisation peuvent consulter la Cour au sujet de l’interprétation de la présente Convention [américaine relative aux droits de l’homme] ou d’autres traités concernant la protection des droits de l’homme dans les États américains » (OEA, 1969, art. 64). Ces dernières années, les États ont largement recouru à ce mécanisme. À ces occasions, la Cour a mobilisé diverses techniques d’interprétation et de recevabilité pour élargir les questions sélectionnées, allant parfois jusqu’à les reformuler. Selon la Cour, l’exercice de sa fonction consultative peut justifier la nécessité de clarifier, d’élucider, voire de reformuler les questions qui lui sont soumises, afin de « déterminer clairement la substance de sa tâche interprétative ». Comme indiqué plus haut, cela a permis à la Cour de traiter en profondeur le contenu de certaines obligations et d’intégrer des standards externes. C’est aussi une manière de fournir une opinion faisant autorité sur des questions d’intérêt général, tout en les resituant, le cas échéant, dans le contexte proprement américain pour statuer.

* * *

Depuis plusieurs années, la Cour interaméricaine des droits de l’homme revendique un rôle de premier plan sur des questions particulièrement sensibles dans la région. Elle assume une fonction directrice dans l’interprétation et l’application des droits fondamentaux et s’en sert comme clé de lecture pour orienter la résolution de certains problèmes continentaux. La Cour exerce ainsi une fonction de « mise en normes » au moyen d’une pluralité de techniques juridiques. Parmi celles-ci : (a) l’extension de sa compétence afin de statuer sur des atteintes aux droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux ; (b) la consécration — par une interprétation extensive de l’article 26 de la Convention, relatif au « développement progressif » — d’une justiciabilité directe de ces droits ; (c) le recours stratégique à la protection des intérêts généraux par la déclaration de certaines normes en tant que normes impératives du droit international général (jus cogens) ; et, enfin, la notion de « garanties collectives », récemment développée dans l’Avis consultatif OC-26/20.

Une première technique employée par la Cour pour faire face aux crises globales consiste en l’expansion de sa juridiction pour connaître de controverses relatives aux droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux (DESCE), c’est-à-dire des violations de ces droits imputables aux États. En 2017, dans l’affaire Lagos del Campo c. Pérou, la Cour a reconnu, sur le fondement de l’article 26 de la Convention américaine, une violation du droit à la stabilité de l’emploi — droit non énoncé expressément par la Convention et sur lequel, en théorie, ni la Commission ni la Cour n’auraient eu compétence. L’article 26 dispose que « les États parties s’engagent à adopter des mesures, tant au niveau interne que par la coopération internationale, notamment de nature économique et technique, en vue de réaliser progressivement les droits économiques, sociaux et culturels ». Il consacre donc le « développement progressif » des droits économiques et sociaux dans la région. Or, dans cette affaire — et dans la jurisprudence ultérieure —, la Cour, au moyen d’une série de techniques interprétatives caractéristiques de sa pratique, a considéré que l’article 26 ouvrait la voie à l’applicabilité directe de ces droits. En d’autres termes, les DESCE pouvaient être invoqués per se dans des litiges futurs. Cette orientation a été confirmée par la suite et étendue à d’autres droits de même nature : ainsi, dans Poblete Vilches et autres c. Chili, le droit à la santé a été reconnu comme « un droit autonome protégé par l’article 26 de la Convention américaine » (CtIDH, 2018, § 174) ; de même, dans Lhaka Honhat c. Argentine, la Cour a consacré les droits à l’eau, à une alimentation adéquate et à la participation à la vie culturelle dans le champ de l’article 26 (CtIDH, 2020, § 222).

Depuis 2017, le droit à la santé, le droit à la culture, le droit à un environnement sain et les droits du travail ont ainsi été introduits au contentieux, la CtIDH affirmant, sous l’égide de l’article 26, leur justiciabilité directe. Il en a résulté l’édification de plusieurs standards à l’attention des États, applicables non seulement dans le cadre contentieux, mais aussi via le contrôle de conventionalité — l’obligation, dégagée par la Cour, pour chaque État d’aligner la pratique de ses organes judiciaires internes sur la jurisprudence interaméricaine. Si l’on se rappelle, avec Pedro Nikken, ancien président de la Cour, que « la pauvreté est la plus grande forme d’oppression de notre temps », alors l’affirmation de compétence de la Cour en matière de DESCE apparaît comme une manière d’apporter une réponse — au moins partielle — aux crises globales que connaît tout particulièrement l’Amérique latine. On peut, certes, discuter de la force persuasive de ces techniques expansives visant à élargir le champ matériel de la Convention au-delà de ses énoncés originels. Quoi qu’il en soit, la jurisprudence fondée sur l’article 26 s’est durablement installée et demeure un instrument de la Cour pour traiter certains problèmes régionaux.

(b) Au fil des ans, la Cour interaméricaine a multiplié les références aux normes impératives du droit international général (jus cogens). Deux occurrences sont particulièrement nettes et s’écartent des exemples « classiques » — ou du moins de ceux reconnus comme tels par la Commission du droit international (CDI) : la prohibition des lois d’amnistie découlant de l’obligation d’enquêter sur les crimes contre l’humanité, réaffirmée en 2018 et dans l’Avis consultatif n° 26, ainsi que le principe de non-refoulement (CtIDH, 2020, § 106). Dans le même avis, la Cour a recensé sept autres normes de jus cogens déjà mobilisées dans sa jurisprudence. Plus récemment, en 2025, dans l’avis consultatif sur le climat, elle a reconnu de manière innovante le caractère impératif de « l’interdiction de conduites anthropiques susceptibles de porter atteinte de façon irréversible à l’interdépendance et à l’équilibre vital de l’écosystème commun rendant possible la vie des espèces ».

Les raisons du recours fréquent de la Cour aux normes impératives font l’objet de nombreuses spéculations : affirmer certains valeurs supérieures ; contraster avec des normes internes pour renforcer l’exigence de conformité et l’effectivité des obligations ; ou encore contribuer à la construction systémique d’un ordre juridique interaméricain. Quelles qu’elles soient, la désignation de valeurs supérieures permet à la Cour d’indiquer quelles normes ne se prêtent pas à un « équilibrage » dans la gestion des crises globales. Avec le jus cogens, point de balance : il y a hiérarchie. Cela traduit un rôle assumé d’identification de normes jugées intransigeantes. Le problème réside toutefois dans l’absence de critères explicites d’identification, au-delà de l’assertion juridictionnelle. Si ces normes sont universelles, elles devraient se refléter dans la pratique et l’opinio juris au-delà de la région — ce qui n’est pas toujours avéré. D’où l’hypothèse, juridiquement concevable, que la Cour identifie en réalité, sans le dire, des normes régionales de caractère impératif ; mais son attachement au registre universaliste tend, en pratique, à limiter l’usage de cet instrument.

(c) Il va de soi que la « mise en normes » opérée par la Cour, via ces techniques spécifiques, ne peut produire d’effets sur les crises globales sans mise en œuvre par les États relevant de sa juridiction. Outre les difficultés de conformité propres aux régimes internationaux des droits de l’homme, certaines techniques ont suscité — sans surprise — des résistances, voire un backlash, dont la sortie du Venezuela constitue l’exemple récent. En réponse, la Cour a rappelé aux États leur part de responsabilité face à des crises inédites et en cours, en se référant constamment au système des garanties collectives de l’OC n° 26/20. Selon la Cour, il existe « un devoir général de protection incombant aux États parties à la Convention américaine et à la Charte de l’OEA, afin de garantir l’efficacité de ces instruments, en tant que règle de nature erga omnes partes » (CtIDH, 2020, § 164). Par cette technique, la Cour fait peser sur des États tiers une obligation, tirée de la Convention, de ramener un État dans l’ordre conventionnel ou d’y maintenir le respect des droits de l’homme. Innovation remarquable, cette construction n’est pas exempte de difficultés — notamment quant au contenu concret de l’obligation de garantie collective et à son fondement juridique. La pratique future de la Cour sera déterminante pour en préciser la portée.

* * *

La question qui se pose est celle de ce que ces techniques ont en commun et de ce qu’elles révèlent de l’approche de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CtIDH) face aux crises globales et à la protection des intérêts généraux.
Une première conclusion s’impose : la CtIDH n’est pas une cour encline aux concessions. La recherche d’obligations supplémentaires à la charge des États, en l’absence d’éléments clairs de consentement étatique, transparaît dans l’ensemble des techniques analysées : (a) une quasi-législation (ou mise en normes) au moyen des avis consultatifs ; (b) la faculté de juger, d’interpréter et, partant, d’étendre les droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux ; et (c) la décantation d’obligations à l’égard d’États tiers vis-à-vis de l’État qui a quitté le système, assortie de la proclamation d’une valeur hiérarchiquement supérieure pour certaines normes.

Dans chacune de ces techniques, on décèle un certain degré d’évitement du consentement étatique à la Convention — même si certains États peuvent ponctuellement y souscrire. Il s’agit, naturellement, d’un choix qui a un coût. La « Déclaration des cinq États » de 2019, réclamant davantage de subsidiarité et même la mise en œuvre de la doctrine de la marge d’appréciation, peut se lire comme une riposte directe au « vol libre » de la Cour.

Dans le même temps, il est possible de conclure que le droit lui-même résiste à des scénarios de désarroi, de contestation et de désespérance. La position assumée par la CtIDH — fût-elle discutée en doctrine — constitue assurément une réponse aux temps changeants que nous traversons. Enseigner sa jurisprudence à nos étudiants demeure une façon de montrer comment le droit peut offrir des réponses — parfois inventives, parfois moins convaincantes —, mais des réponses néanmoins, lorsque de grands périls affectent l’humanité et que, en apparence, le droit pourrait rester sans voix.

Il ne faut pas se bercer d’illusions : les prononcés de la Cour ne sont pas accueillis à bras ouverts par tous les États, ni mis en œuvre sans heurts au sein des mosaïques juridiques nationales. Pourtant, sa posture de résistance, faite de dialogue continu avec les États pour faire valoir ses prononces, perdure – une manière d’insistance face au désarroi. Peut-être est-ce là, au fond, une éthique discrète mais tenace : tenir le fil du droit dans la tourmente, garder la lampe allumée lorsque le vent forcit. À l’heure qui est la nôtre, cette obstination calme n’est pas la moindre des vertus.